Je reprends en gros ce que j'ai dit à Ralph Schmeder quand il m'a interviewé à la fin de la représentation samedi soir. Ce qui m'a impressionné tout d'abord, c'est la qualité de la mise en scène, due au savoir-faire du régisseur en mettant en parallèle, comme prévu dans le script, l'actualité avec l'évocation biblique. Je dis biblique plus que « néotestamentaire » car la perspective de la sauvegarde de la création et de la visée ou du désir de Dieu de confier un monde à notre humanité traverse l'ensemble : certes, l'affaire Jésus, die Sache Jesu comme auraient dit les exégètes, de l'annonce à Marie & Joseph à la passion, a mort et la résurrection (en passant par le baptême, les béatitudes, la proximité avec les gens et les guérisons, etc.) était le moyen d'interpréter ce projet de Dieu. Dans ce sens, je peux voir comment Karl Heinz voyait la présence d'un Dieu créateur qui, en Jésus, vient « relancer sa création » dans la perspective de la liberté de tous et de chacun, de la paix pour tous et cela à travers la lutte contre les puissances du mal qui sont des « tentations permanentes » de notre humanité comme elles le furent pour Jésus de Nazareth. À ce sujet, le personnage de la mort avec sa cape noire était une représentation réussie des « tentations » dans nos vies et dans l'histoire : le diable, c'est-à-dire le diviseur, met en question notre quête du bien et nous faisant dévier vers le mal, le malheur, la malédiction. Je songeais à Dieu parlant à Moïse dans le Deutéronome quand il dit à son peuple de « choisir » entre la vie et... la mort, le bonheur et le malheur. Jésus a traversé tout cela et sa victoire contre le mal ouvre la voie à sa défaite en même temps qu'elle offre à notre humanité l'espérance que les puissances du mal et en dernière instance la mort n'auront pas le dernier mot. Pour moi, le fil rouge c'est cette offre d'un chemin de liberté dans l'amour du prochain – proche et lointain – et la sauvegarde de la création, pas tout seul mais avec les autres, ensemble. Si la représentation de la passion nous renvoie à notre liberté et notre façon d'orienter notre vie, elle ne le fait pas sans [nicht ohne] (inclure) les autres. On pourrait en effet voir une touche très subjective ou très intérieure, liée à l'image que l'on se fait de Dieu ou du Ressuscité, mais ce trait plus psychologisant est contrebalancé par le défi de la sauvegarde collective de la création. Le metteur en scène à très bien rendu les mouvements collectifs. Évidemment, ce qui reste difficile et peut-être impossible à figurer ou représenter, c'est l'expérience de la résurrection : la présence de l'absent a été suggérée, c'est en effet le ressuscité lui-même qui remet debout ses disciples et les envoie. Dans le Nouveau Testament, les évangélistes essaient de dire ce « mystère » (c'est-à-dire non pas une « énigme », mais « ce qui se dévoile ») après la mort du crucifié : c'est l'expérience de la rencontre avec Jésus qui réconforte et envoie, la communauté ecclésiale naît de cette rencontre en faisant l'expérience de cet envoi. Il ne s'agit plus de regarder vers le passé (ce qui est aussi très bien rendu avec les évocations multiples et répétées d'un monde dévasté par les catastrophes et les guerres), mais vers l'à-venir. Le ressuscité remet debout en offrant l'espérance que les puissances du mal sont vécues et qu'ensemble il faut finir de les anéantir. La passion de samedi est certes une « interprétation », comme le sont les récits évangéliques, de ce que les disciples (d'hier et surtout) d'aujourd'hui retiennent et retirent (sich erinnern) de l'écoute de la Parole de Dieu par l'action de son Esprit. La passion 2025 est, dirais-je, comme un évangile apocryphe à côté ou à la suite des quatre évangiles : il a fallu ces « quatre » évangiles pour dire « à eux quatre » ce qui s'est dévoilé en Jésus de Nazareth (= son « mystère » au sens biblique et liturgique). Ces quatre évangiles ont le label ou la garantie apostolique, ils nous relient à la foi des origines (« apostolique »), mais ils appellent ou suscitent des « (ré)interprétations » successives dès lors que nous faisons l'expérience de la Parole de Dieu annoncée, célébrée et attestée grâce à l'action de l'Esprit de Dieu à l'œuvre à l'aube de la création, dans l'histoire d'Abraham, de Moïse, des prophètes, dans la vie de Marie, au cœur le plus intime de Jésus, parmi ses disciples hier et aujourd'hui et dans le monde d'aujourd'hui dès lors que nous nous faisons pas détourner par les forces du mal, figurée par la mort en noir dont la malédiction nous fait dévier de notre quête du bonheur. La passion 2025 est comme un évangile apocryphe : elle a nourri notre imaginaire, notre méditation et notre prière pour marcher à la suite du Christ, vainqueur du péché, des puissances du mal et de la mort.